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À la Grange de Meslay, un week-end pianistique haut de gamme

par Victoria Okada

Il y a des moments où on se sent véritablement privilégiés en étant témoins d’une rare exigence artistique, comme le second week-end du 58e Festival de la Grange de Meslay. Les pianistes pur-sang se sont succédé sur la scène de cette bâtisse du XIIIe siècle, dont les piliers et les charpentes de bois qui pourraient remonter jusqu’au temps de Charlemagne, entrent en résonance avec les plus belles interprétations que l’on puisse entendre.

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Du vendredi 24 au dimanche 26, quatre récitals et deux concerts de musique de chambre proposaient des programmes où la musique germanique occupe une place prépondérante. allant de Schubert à Schœnberg, Arcadi Volodos, Florent Boffard et le Quatuor Hermes, ainsi que Francesco Piemontesi ont choisi des œuvres de Schubert, Schumann, Brahms et Schœnberg, alors que David Kadouch met en avant des compositrices dans « La musique de Madame Bovary » et Gabriel Stern joue les Douze Etudes d’exécution transcendante de Liszt. Quant au quintette constitué avec de jeunes étoiles autour de Renaud Capuçon (Manon Galy, Raphaëlle Moreau, Paul Zientara, Maxime Quennesson, Guillaume Bellom), il recrée une atmosphère du tournant du siècle avec Franck et Chausson.

Dans le chapitre des récitals, Arcadi Volodos fascine toujours avec ses triple pianissimi qui résonnent intimimement, tout en berçant la salle avec des chants remplis de grâce. Dans son programme « Les musiques de Madame Bovary » (récemment paru chez Mirare, notre chronique en japonais), David Kadouch nous invite à un véritable voyage dans l’univers d’Emma Bovary, grâce notamment à des œuvres de compositrices (Fanny Mendelssohn, Pauline Viardot, Louise Farrenc, Clara Schumann) dont la sensibilité évoque celle de l’héroïne tragique. À chaque « saison », il prend le micro afin d’expliquer le choix des œuvres. Ses gestes sur le clavier, si naturels et si parfaitement en adéquation avec les desse(i)ns musicaux, semblent traduire graphiquement la partition. aussi vit-on la musique non seulement avec l’oreille mais aussi avec la vue.
 Pourtant, rien de spectaculaire, car il ne cherche pas à montrer sa virtuosité, mais suit la ligne musicale avec élégance. La jeune étoile Gabriel Stern nous subjugue par sa perfection et sa maturité en interprétant les Douze Etudes d’exécution transcendante de Liszt. Dans ces pièces, techniquement si redoutables, l’expression peut être facilement reléguée au second plan, mais chez lui, tout est parfaitement maîtrisé. Comme son aîné de la veille, il ne cherche pas le spectaculaire mais économise admirablement sa force pour mieux transmettre l’intention du compositeur, avec une force descriptive et dramatique qui rendent chaque pièce une véritable épopée musicale mais aussi picturale. Et cela nous laisse bouche bée. Sa discrétion ne le propulse pas (pour le moment) sur le devant de la scène, néanmoins, il est sans l’ombre d’un doute l’un des pianistes les plus doués de sa génération, du même calibre qu’Alexandre Kantorow, Daniil Trifonov ou Benjamin Grosvenor.

Pour le concert de clôture, Francesco Piemontesi offre une prestation qui résumerait avec éloquence la qualité de la 58e édition du festival. Des Trois Pièces pour clavier D. 946 de Schubert à son avant-dernière Sonate, en passant par la deuxième Sonate de Rachmaninov, son interprétation est à couper le souffre par l’intensité et par l’originalité. Une originalité loin de l’insolite. Il s’agit de l’expression de sa personnalité, de sa musique intérieure, qui lui sont uniques. L’intensité de Rachmaninov est traversée par toutes les couleurs grâce à sa palette extrêmement large, voire kaléidoscopique. Dans la Sonate de Schubert, son intention de ne jamais laisser échapper le moindre secret des notes, même de celles qui semblent les plus insignifiantes, nous saisit littéralement. Ce sont de véritables tableaux qui se déploient dans notre imaginaire, sans que nous n’apercevions le temps passer. Il a ainsi réussi à suspendre littéralement le temps. Ce temps chez lui est pourtant extrêmement flexible, sans jamais dénaturer la musique elle-même. Quelle musique ! Quel art !
Dans le chapitre de la musique de chambre, le quintette par Manon Galy, Raphaëlle Moreau, Paul Zientara, Maxime Quennesson et Guillaume Bellom autour de Renaud Capuçon est marqué par la fraîcheur de la jeunesse, avec toutes ses qualités les plus louables (la spontanéité qui cohabite la prudence, mais aussi et surtout leur engagement et leur sincérité) et ses inconvénients (manque de profondeur, d’abîme…). Quant à Florent Boffard et au Quatuor Hermès, ils nous ensorcellent, après le Quintette en fa mineur de Brahms, avec la Symphonie de chambre de Schönberg transcrite par Webern. Cette version de quintette avec piano rarement donnée, entre le post-romantisme finissant et un nouveau langage musical qui mène à l’atonalité, est idéalement interprétée avec une sensibilité actuelle : il n’existe pas de distance entre l’écriture d’il y a cent ans mais leur version suggère une modernité encore toute fraîche, comme si la musique venait d’être composée !

L’incarnation musicale de chaque musicien dans les six concerts du week-end a offert des moments absolument uniques, permettant à chaque festivalier(e) de se ressourcer pour un été radieux.

Le grand portail de la Grange de Meslay dans la nuit, juin 2022 © Victoria Okada

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