Accueil ScènesSpectacles Idomémée de Campra à l’ouverture de la saison de l’Opéra de Lille

Idomémée de Campra à l’ouverture de la saison de l’Opéra de Lille

par Victoria Okada

Tout le monde a remarqué : à l’ouverture de la saison après une longue pause, les maisons d’opéra tendent la carte de rareté. Œdipe d’Enescu à Paris, La Gioconda de Ponchielli à Toulouse, La Princesse jaune de Saint-Saëns et Djamileh de Bizet à Tours, Stiffelio de Verdi à Strasbourg… la liste est longue. Quant à Lille et Nancy, ils jouent la carte de l’opéra baroque, avec Idoménée de Campra pour l’un, Le Palais enchantée de Rossi pour l’autre. Deux raretés pleinement réussies. 

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Idoménée de Campra, un projet enfin sur scène (et devant un public)

Prévu initialement à l’automne 2020, le projet qu’Emmanuelle Haïm nourrissait depuis longtemps a enfin vu le jour un an plus tard, à l’ouverture de cette saison de l’Opéra de Lille. La cheffe estime que le temps imposé par la pandémie était finalement bénéfique pour cette production. En effet, après une version réduite avec des extraits et sans ballet l’année dernière, le spectacle a eu le temps de mûrir, dit-elle.

 

 

Une demi-heure de délai pour le lever du rideau

Mais la difficulté persiste. À l’heure du début du spectacle, Caroline Sonrier, directrice de l’Opéra, prend le micro : « On a cru que la covid est désormais derrière nous, mais ce n’est pas encore fini ! » Elle annonce une demi-heure de délai pour le lever du rideau. Chiara Skerath, qui doit incarner Ilione, a été testée positive juste avant l’entrée sur scène. La tension monte dans les coulisses. Quelques musiciens dans la fosse nous envoient un message : « J’espère qu’on pourra jouer ! » Et pendant ce temps-là, les trois chanteuses qui allaient partager le rôle apprenaient la partition, au pied levé.
Trente minutes passent, la sonnerie retentit dans le foyer. Nous sommes d’autant plus soulagés que quelques jours auparavant, La première de La Forza del destino à Liège a été annulée dans un contexte similaire. Finalement, le rôle d’Ilione est partagé entre Eva Zaïcik, Hélène Carpentier et Lucy Page (du chœur) selon les actes. Elles sont installées au milieu de la fosse, face à Emmanuelle Haïm. Cela permet de ne pas avoir trop de décalage acoustique par rapport au plateau. (C’est beaucoup mieux que quand on chante à l’extrémité de la fosse ou de la scène, comme on le voit trop souvent !) Sur la scène, Susana Gómez, collaboratrice à la mise en scène, assure la présence du personnage en mimant les gestes. Par ailleurs, le protocole oblige, tous les chanteurs sont masqués, non seulement les choristes mais aussi ceux qui assurent les personnages.

 

Idoménée à l’Opéra de Lille, septembre 2021 © Simon Gosselin

 

Malgré ces contraintes multiples, tous ont donné le meilleur d’eux-mêmes, créant ainsi une merveilleuse intensité dramatique. Notamment la puissance de la narration vocale. Les chanteurs font preuve d’investissement surprenant, tout en donnant à leurs personnages un caractère plus que spécifique. Ainsi, Tassis Christoyannis sert de sa puissance pour exprimer l’extrême détresse de Idoménée ; Eva Zaïcik en Vénus impose sa présence par son timbre d’épais velours ; Hélène Carpentier campe une Électre résolue, mais sa voix vibre beaucoup trop à notre goût. Leur force d’incarnations est telle que Samuel Boden s’efface quelque peu malgré son engagement en Idamante, le fils de Idoménée au destin tragique. La grande surprise vient de Victor Sicard qui endosse deux personnages, La Jalousie et Némésis. En costume de danseuse de cabaret, il assume totalement cette transformation et lorsque sa voix de baryton retentit, toute la salle est intriguée mais pleinement convaincue.

 

Jeu de double

La mise en scène d’Àlex Ollé / La fura dels Baus triomphe avec un jeu de miroirs ou de double entre les humains et les dieux. Les costumes imaginés par Lluc Castells dans le style Barbie, joue à fond à cette doublure pour confondre l’humanité et la divinité, en faisant habiller les personnages des deux mondes de la même manière. On y voit des paysages intérieurs des hommes projetés sur les dieux.
Ce monde intérieur est également extériorisé par les belles images vidéo d’Emmanuel Carlier, tantôt un palais luxueux entouré d’objets d’art, tantôt une fournaise ardente qui consume l’être entier, tantôt une mer déferlante qui symbolise les personnages se lassant submerger par les tourments. Ces images toujours changeantes semblent matérialiser l’impermanence des sentiments qui débordent tel un flot. Le scénographe Alfons Flores a eu une idée lumineuse de réaliser tout cela sur les panneaux de verre brisés. Encore un symbole de reflet. Une grande réussite esthétique également pour la chorégraphie (Martin Harriague). Il s’agit d’un mélange de ballet baroque et de danse moderne subtilement dosé, qui est parfaitement intégré dans chaque scène. Les lumières de Urs Schönebaum alternent efficacement la clarté et l’obscurité, avec, entre les deux, des milliers de nuances de tons et de couleurs, renforce la beauté de cette scénographie.

 

 

Le Concert d’Astrée en pleine forme

Dans la fosse, Le Concert d’Astrée, en pleine forme, est un autre protagoniste de cette production. Sous la direction d’Emmanuelle Haïm, les musiciens offrent des sonorités irisées, tout en mettant valeur la couleur de chaque pupitre. Ardeur et impétuosité, douceur et suavité, l’orchestre s’adapte à merveille à cette partition extrêmement variée, d’une incroyable force dramatique. Le chœur, si sa présence est assez rare, montre une belle unité vocale pour parfaire l’œuvre. La cheffe pense que Campra est un compositeur insuffisamment défendu. Mais grâce à son investissement, Idoménée restituera le génie du compositeur et le remettra à sa bonne place dans l’histoire de la musique.

Avec cette production, et grâce à la résidence du Concert d’Astrée et d’Emmanuelle Haïm, l’Opéra de Lille reconfirme sa place de création baroque, aujourd’hui l’une des plus audacieuses en France.

La production sera présentée à la Staatsoper Berlin du 5 au 20 novembre.

 

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Idoménée
Tragédie lyrique d’André Campra (1660-1744) Livret Antoine Danchet
Version de 1731

Direction musicale Emmanuelle Haïm
Mise en scène Àlex Ollé / La Fura dels Baus
Scénographie Alfons Flores
Costumes Lluc Castells
Lumières Urs Schönebaum
Vidéo Emmanuel Carlier
Chorégraphie Martin Harriague
Collaboratrice à la mise en scène Susana Gómez
Assistant à la direction musicale et chef de chœur Denis Comtet
Assistante à la scénographie Sarah Bernardy
Assistant costumes José Novoa
Chefs de chant Élisabeth Geiger, Benoît Hartoin

Avec
Idoménée Tassis Christoyannis
Idamante Samuel Boden
Électre Hélène Carpentier
Ilione Chiara Skerath (Eva Zaïcik, Hélène Carpentier, Lucy Page)
Vénus Eva Zaïcik
Arcas Enguerrand de Hys
Éole / Neptune Yoann Dubruque
La Jalousie / Némésis Victor Sicard
Arbas / Protée Frédéric Caton
Une Crétoise / Deuxième Bergère Cécile Dalmon
Une Troyenne Emmanuelle Ifrah
Première Bergère Cécile Granger

Danse Compagnie Dantzaz
Sayoa Belarra, Pauline Bonnat, Alicia Cayrou, Valerio Di Giovanni, Aitor Jiménez, Araitz Lasa, Xián Martínez, Marina Scotto, Diego Urdangarin, Rafke Van Houplines

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