Accueil ScènesSpectacles À sa réouverture, l’Opéra de Paris offre une fresque lyrique Le Soulier de Satin de Dalbavie

À sa réouverture, l’Opéra de Paris offre une fresque lyrique Le Soulier de Satin de Dalbavie

par Victoria Okada

La musique au premier abord statique mais fourmillante d’idées

Marc-Andre Dalbavie © Alix Laveau

Tout au long du spectacle, la musique de Marc-André Dalbavie demeures au premier abord planante et statique. L’orchestre continue à former un tissu sonore, sans développement nettement perceptible. Sur cette lame de fond, le sprechgesang prévaut la partie chantée, poussant parfois à l’extrême la possibilité vocale. Bien que formidablement écrit, le procédé répété de façon permanente fait installer une monotonie certaine. En revanche, l’alternance constante du parlé et du chanté dans une seule phrase, dans un seul mot, préserve la musicalité claudélienne, tout en exigeant aux chanteurs le changement de registre parfois note par note.
Ainsi, dans un statisme apparent, la musique fourmille d’idées ingénieuses mais aussi de citations : des harmonies debussystes plus ou moins évidentes, Stravinsky, Messiaen, Luys Milán (compositeur espagnol du XVIe siècle, citation littérale), des sonorités extra-européennes (gong, cymbalum, cloche en bois…). Pour les parties de chant, Dalbavie met en place une augmentation très progressive de tension. Dans la première journée, les chants sont écrits essentiellement en duo, puis une troisième voix s’ajoute, pour enfin aboutir, à la quatrième et dernière journée, dans un ensemble mêlant plusieurs voix. Mais le processus est si long qu’on a le sentiment que les premiers accords explosifs en tutti, au début de la quatrième journée, arrivent trop tardivement, même si on assiste à quelques agitations timides dans la troisième journée. Toutefois, si on considère le statisme du début comme une lente, très lente gestation d’un moment dramatique (le rêve de rencontre des deux êtres définitivement condamné), on comprend probablement mieux le symbolisme de cette esthétique.

La distribution de luxe

La distribution est d’un grand luxe, les chanteurs et les comédiens rivalisent tous leurs talents à plus haut degré. En premier lieu, Eve-Maud Hubeaux éblouissante en Doña Prouhèze. Elle tient magistralement ce rôle à la fois « lourd » (le sprechgesang est en grande partie pour elle), physique (elle est présente pendant presque toute la durée du spectacle) et subtile, dans une régularité surprenante et un investissement exemplaire. A ses côtés, Don Rodrigue incarné par Luca Pisaroni, vocalement superbe, se montre quelque peu en recule dans la construction du personnage. Toutefois, les dernières scènes où le roi des Amériques d’autrefois est déchu, ce recule se mue en une sorte de mutisme abattu, laissant une image marquante dans cette tragédie. Jean-Sébastien Bou chante Don Camille (que Doña Prouhèze épousera) avec son assurance habituelle qui convainc une fois de plus. Yann Beuron (Don Pelage) fait montre de magnifiques envolées dans les aigus, alors que Nicolas Cavallier (Don Balthazar, Saint Nicolas et Frère Léon) fait remarquer par sa souplesse. Vanina Santoni (Doña Musique, lire notre chronique de Pelléas et Mélisande à Lille dans laquelle elle chantait Mélisande) noble et solaire, Béatrice Uria-Monzon (Doña Isabel, Doña Honoria, La Religieuse) à la texture toujours fascinante mais assombrie par la diction peu claire, Camille Poule (Doña Sept-épées) apporte la joie juvénile par son timbre lumineux mais semble forcer quelque peu. C’est un vrai plaisir d’entendre et voir Eric Huchet, si vrai dans ses trois rôles de caractères, Max Emanuel Cenčić déploie sa voix teintée de contre-ténor dans ses personnages de saints, Julien Dran et Marc Labonnette adaptent solidement et sur mesure leurs voix à chacun de leurs plusieurs rôles.

Eve-Maud Hubeaux dans Le Soulier de satin © Elisa Haberer / Opera national de Paris

Deux autres comédiens assurent des scènes parlées idéalement rythmées : Yuming Hey est l’excellent Chinois Isidore tant pour ses gestes dynamiques que son articulation chantante, et Mélody Pini, dans le rôle de La Noire Jobarbara, explore sa vitalité élégante dans ses mouvements dansants. Quant à la lettre à Rodrigue, Fanny Ardent prête sa voix dans la lecture émouvante, plein de tendresse dans une brin de tristesse.

Cette fresque chantée-parlée inscrit surement sa marque dans l’histoire de l’opéra par la réunion de talents (chanteurs et comédiens) et par son esthétique unique, et ce au service du langage claudélien musical et raffiné. Quelle que soit son appréciation, l’œuvre est à voir et à entendre, ne serait-ce que pour prendre connaissance de ce qui se produit en 2021.

Opéra national de Paris, Palais Garnier, 21 mai 2021

Prochaines représentations au Palais Garnier : 23 et 29 mai, 5, 13 juin
Diffusion sur L’Opéra chez soi (site de l’Opéra National de Paris) et Medici.tv dès le 13 juin 2021 à 14h30 ; et sur France Musique le 19 juin 2021 à 20h

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