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Le renouveau du milieu japonais de la musique classique est-il possible ?

par Victoria Okada

Les Prix de l’Académie de Disques japonaise (le palmarès 2020) sont une bonne occasion pour livrer quelques réflexions sur les Prix eux-mêmes mais aussi sur les situations du milieu de la musique classique au Japon.

Rappelons la définition des prix :
« Parmi les disques de la musique classique publiés dans l’année par les maisons de disques japonaises, ceux qui ont obtenu chaque mois les notes plus élevées dans le magazine Records Geijutsu font l’objet d’une nouvelle sélection pour les prix annuels. L’Académie récompense à la maison de disque concernée dans chaque catégorie. »

Les catégories des Records Academy Awards ne sont plus adaptées à la réalité d’aujourd’hui

Une certaine incohérence et redondance sont clairement visibles dans les catégories des Prix. On a du mal à comprendre deux catégories semblables « symphonie » et « œuvre orchestrale », dans lesquelles persiste toujours la notion dominante du milieu du XXe siècle (les prix ont été créés en 1963), elle-même un héritage du courant post-romantique : la symphonie est la reine de la musique. On note également un curieux « catégorie opéra » pour un récital vocal pour cette année.
Et quelle absurde idée de la « catégorie histoire de la musique » alors que toute musique appartient à son histoire ! Pourquoi ne parlent-ils pas de la « catégorie musique ancienne » tout simplement ?
De nombreuses « catégories spéciales » n’auront pas de sens (en quoi sont-ils spéciaux ?), tandis que chacune d’elles constitue un domaine spécifique et indispensable.

Qui reçoit les récompenses ?

Le fait de récompenser la maison de disques au lieu des artistes n’encouragera certainement pas ceux-ci à se lancer dans des projets artistiques originaux. Et pourtant, la vidéo de François Roussillon et de Michel Fau dans mon précédent article montre que l’Académie met en avant ces artistes plutôt que le label Naxos… Une grande contradiction ! Par ailleurs, l’absence de mise en évidence des jeunes artistes et des artistes japonais est flagrante, quand on pense que c’est grâce à eux que se forge l’avenir du milieu artistique, quel qu’il soit !

Maisons de disques japonaises quasi absentes

Selon la définition générale des prix, l’Académie est censée distribuer les prix parmi les enregistrements publiés par les maisons de disques japonaises. Or, depuis longtemps, la plupart des CD primés le sont chez des maisons étrangères (cette année comme dans le passé, on peut citer Harmonia Mundi, Naxos, BIS, Decca, Alpha, EuroArts, Grammophon, Warner Classics, Sony Classical…). Personne ne se pose la question sur cette définition de « maison de disques japonaise » ? A l’heure des entreprises multinationales, ne faudra-t-il pas modifier tout simplement pour « enregistrements publiés au Japon » ?
En Europe, le Japon est considéré comme un des rares pays où le marché de disques physiques est encore vivace. Mais ce dynamisme n’est pas celui du milieu musical proprement japonais, ni de la majorité des artistes du pays.
Pour le constater, il suffit d’aller sur le site Discsjapan qui recense (presque) toutes les publications sonores et en images au Japon. Tapez « classical music » dans la zone de recherche (search) sur le menu du haut, vous verrez…

La vie musicale japonaise alimentée par les artistes étrangers

En effet, la vie musicale japonaise se déroule à deux vitesses ; la première, extrêmement dynamique, est propulsée par des artistes et formations européens et américains, ainsi que ceux japonais de renom mondial (très peu en nombre). Les organisateurs les invitent à des frais très élevés (qui contribuent finalement à augmenter les tarifs de concert sur le plan mondial). L’autre est maintenue par un grand nombre de musiciens japonais qui, soit restent souvent dans l’ombre de leurs collègues étrangers, soit n’ont pas de niveau suffisant pour exercer le métier d’interprète (mais qui sont indispensables pour assurer les cours auprès des musiciens amateurs). Le fossé se creuse de plus en plus et on y met le doigt depuis longtemps, d’autant que les Japonais manifestent une adoration parois inconditionnelle vis-à-vis des musiciens venus de l’Occident alors qu’ils négligent voire méprisent leurs compatriotes. La mentalité n’a guère changé depuis l’ouverture du pays au milieu du XIXe siècle où tout ce qui vient de l’Occident était considéré comme « civilisé » et qu’il faut le suivre coûte que coûte.  L’exemple le plus flagrant est probablement la récente tournée nippone de Wiener Philharmoniker en décembre dernier, en pleine crise de pandémie. Alors que les orchestres japonais agonisaient, faute d’aides financiers et de soutien moral dans le contexte que nous connaissons, les concerts de la grande formation autrichienne ont été organisés en grande pompe. Malgré la quatorzaine imposée aux musiciens et au personnel à l’arrivée au pays, malgré le coût faramineux de la location des étages entiers d’un hôtel prestigieux… Indépendamment des prestations musicales qui étaient, selon les dires, exceptionnelles, les voix d’indignation se sont élevées sur la nécessité d’inviter une telle formation en cette période de crise. Mais ces voix n’étaient pas suffisamment puissantes pour attirer l’attention sur les efforts titanesques mais non reconnus de nombreuses formations japonaises qui meurent à petit feux…

Annonce des Prix essentiellement relayée par les commerces

Si l’annonce de ces Prix à la fin de l’année est un moment très attendu par les mélomanes et toute personne travaillant dans le milieu au Japon, leurs diffusions restent limitées à l’intérieur de l’archipel. Les résultats circulent certes sur les réseaux sociaux, essentiellement postés par les mélomanes et musiciens, mais sortent rarement du pays. L’organisateur ne semble pas faire d’effort pour une diffusion internationale. Tout cela confirme une forte impression que les critiques japonais échangent seulement entre eux leurs expériences privilégiées d’avoir entendu tels ou tels artistes venus d’outre-mer, sans manifester le signe de soutien aux musiciens japonais qui sont pourtant talentueux. Le milieu demeure ainsi dans une sorte d’insuffisance et d’autosatisfaction centré sur la vénération des artistes occidentaux du moment qui font parler d’eux. Par conséquent, ce sont les grandes chaînes de disquaires qui se montrent très actifs pour la communication des prix et on imagine bien pourquoi.
Je lance ici un cri d’alarme pour que le milieu japonais de la musique classique ne tombe pas dans l’incapacité de se renouveler par ses propres moyens.

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