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La Fantaisie dans tous ses états par Pierre Laurent Aimard

Festival de Musique de Menton #1

par Victoria Okada

La direction artistique de Paul-Emmanuel Thomas retrouve davantage chaque année l’excellence du Festival de Musique de Menton créé il y a maintenant 73 ans. Entre les grands maîtres, les jeunes talents du premier plan mondial et des interprètes incontournables appartenant aux générations intermédiaires, les mélomanes ont une ribambelle de choix pour passer deux semaines d’été en immersion totale dans la musique classique. Nous avons vécu deux soirées exceptionnelles avec Pierre-Laurent Aimard en récital solo et Daniel Lozakovich et Alexandre Kantorow en duo.

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Sur le parvis de la basilique Saint-Michel Archange, le vent iodé de la mer Méditerranée est particulièrement chaude. La canicule persiste, ces 5 et 6 août, la température atteint jusqu’à 40 degrés ressentis. L’atmosphère est lourde, on craint que l’humidité ait des conséquences négatives sur les instruments. Mais cela n’était qu’une crainte, les concerts étaient particulièrement somptueux. Le 5 août, Pierre-Laurent Aimard donne un programme d’une intelligence profonde sur le thème de la fantaisie.

 

Parvis de la basilique Saint-Michel Archange pendant le Festival de Musique de Menton. En arrière plan à gauche, la mer Méditerranée et Vintimille  © Victoira Okada

 

Pierre-Laurent Aimard est un grand constructeur. Il surprend avec un programme inattendu qui commence par la célèbre Fantasia chromatica du compositeur néerlandais Jan Pieterszoon Sweelinck (1562-1621). Organiste et claveciniste, considéré comme l’un des plus grands claviéristes avant Bach, il a composé pour ces instruments. Contrairement à Bach, Rameau ou Scarlatti, peu de pianistes s’aventurent dans un corpus avant Bach, excepté quelques pièces de Froberger. Alors, forcément, entendre sur un piano moderne* une œuvre qui a plus de quatre cents ans est troublante. Troublant car la pièce fut écrite dans un tout autre tempérament (accord), un demi-siècle avant que Bach n’écrive Le Clavier bien tempéré. Excitant car on est impatient de savoir comment le pianiste adapte la composition au tempérament égale, en lien avec la suite du programme (Carl Philip Emmanuel Bach, Wolfgang Amadeus Mozart et Ludwig van Beethoven, puis des extraits des Années de Pèlerinage de Liszt).

Il joue très posé, en prenant le temps, en faisant sonner attentivement chaque note, presque de manière stoïque. Pas de changement explicite du tempo, ni d’ornements si ce n’est quelque chose de très discret. Écoutez, à titre de comparaison, l’interprétation de Jean Rondeau, très expressif, sur un clavecin de Philippe Humeau (2007) sur un modèle anonyme du début du XVIIIe siècle ou celle, somptueuse, de Daniel Roth sur l’orgue Cavaillé-Coll (1862) de Saint-Sulpice, ou encore celle d’Irene de Ruvo, assez austère, sur Andrea Gavinell (1690) de l’église Madonna del Popolo en Romagnano Sesia (Piémont, Italie), tous disponibles sur la plus vaste plateforme de vidéos. Ces trois versions montrent chacune une certaine idée de splendeur avec une résonance du temps ancien dans un espace proche de l’époque. Or, la simplicité nue d’Aimard, détachée du contexte de l’intérieur (église, salon…), supprime cet aspect de splendeur, mais gagne en une beauté primitive pour laquelle nous sommes tout ouïe.

Les trois autres Fantaisies ont certes été également composées pour autres instruments que le piano, elles ne procurent pas la même sensation que Sweekinck. Pour notre question « Quel est l’enjeu de jouer, aujourd’hui sur le piano moderne, des œuvres comme celles de Sweelinck qui ne sont pas conçues pour cet instrument ? » Le pianiste répond — en affirmant tout d’abord que jouer sur un piano moderne Mozart, Chopin, Bartok, et même Stockhausen, est une aberration — que par la puissance structurelle de l’œuvre, on peut proposer un dialogue entre des époques, des styles. C’est aussi pour lui une façon de remettre en question l’univers étriqué de l’instrument, essentiellement du piano romantique. Car son questionnement est : Qu’est-ce qu’on gagne ?

 

Pierre-Laurent Aimard sous les regards de Saint-Michel, 5 août 2022 au Festival de Musique de Menton © Victoria Okada

 

Dans la deuxième partie, Pierre-Laurent Aimard a choisi, des Années de Pèlerinages, quatre pièces plutôt intériorisées que virtuoses, comme pour peser un contrepoids aux fantaisies de la première partie : « Au Cyprès de la villa d’Este n° 1 », « Au Cyprès de la villa d’Este. Threnodie », « Les jeux d’eaux à la villa d’Este » de la Troisième Année, et la « Vallée d’Obermann » de la Première Année. Les deux dernières pièces sonnent quasi philosophiques, malgré la brillance des « Jeux d’eaux à la villa d’Este ». Chaque récital d’Aimard est une expérience à vivre pleinement, en se laissant emporter par ses pensées musicales peu banales.

Il continue en bis sa ligne de fantaisie, avec une pièce des Jatekok de György Kurtág, celle qui se joue sur un seul doigt, en complétant une figure supplémentaire de la fantaisie qui était déjà dans tous ses états. « C’est la première fois qu’on entend Kurtág sur le parvis de la Basilique Saint-Michel, dans toute l’histoire du Festival ! » décrie Paul-Emmanuel Thomas, non mécontent de cette proposition originale.

* Il s’agit du dernier modèle de Yamaha CFX sorti au printemps dernier, spécialement mis à la disposition pour le Festival

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