La 59e édition du Festival de la Grange de Meslay s’est ouverte le 9 juin avec deux générations de pianiste. L’un, Mao Fujita, le 2e prix du Concours Tchaïkovski en 2019, joue un programme Chopin-Liszt, et l’autre, Nikolaï Lugansky, rend hommage à Rachmaninov à l’occasion des 150 ans de sa naissance.
2e épisode : Nikolaï Lugansky
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Pour cette année anniversaire du compositeur russe, partout, des hommages sont rendus. Un de ces hommages avec autant de noblesse par l’un des plus grands pianistes russes actuels, Nikolaï Lugansky, est une évidence et l’opportunité est à saisir.
La clarté
Ce soir-là, le grand espace de la Grange réputé sec se transforme en une salle de concert digne de la Philharmonie de Berlin ou de Paris. En effet, le pianiste a fait résonner l’instrument — soigneusement préparé par Denijs de Winter — comme jamais on n’avait entendu ici. La clarté est incontestablement le mot-clé de cette soirée : le son, les phrasés et le discours sont tous transparents et intelligibles. Les plans sonores, merveilleusement mis en place, permettent d’entendre toutes les notes, nous disons absolument toutes les notes, sans que les unes ne brouillent les autres, et ce, sans aucune lourdeur. Dans la première partie cependant, pour les jeux de contraste entre l’« Andante cantabile » (en si mineur) et le « Presto » (en mi mineur) des Moments musicaux op. 16 ou entre les trois mouvements de la 2e Sonate, si saisissants soient-ils, l’acoustique réserve encore son doit de cité. On suppose fort que l’artiste entende quelque chose de plus vaste dans sa tête, mais la salle ne cède pas encore acoustiquement à son idée.
Les cimes
Mais après l’entracte, tout se bascule définitivement. Dans les extraits des Préludes op. 32 et des Études-Tableaux op. 39, non seulement on entend mais on sent physiquement le poids de chaque note. Le poids toujours juste, tantôt léger comme un plume, tantôt massif comme un rocher. Et Lugansky produit un miracle : dans une montagne sonore au double forte aussi imposante que les Alpes, ces plumes se détachent et flottent librement. Les deux groupent sonores se distinguent nettement ; les plumes, lumineux, éclairent les vallées profondes. Mais comment concevoir ce triple forte qui va en crescendo encore et encore ? On a cru atteindre le sommet de la montagne mais on peut encore gravir les hauteurs. Pourtant, toutes ces notes ont les pieds sur terre, profondément enracinées. Tout en ayant un élan irrésistible qui perce la charpente du XIIIe siècle, ces notes continuent de se libérer dans le ciel. Alors, jusqu’où Lugansky pourra élever ces cimes ? Personne ne saura. Ce soir-là, a musique apparaissait de la terre, universelle, remplissait la Grange, puis allait s’épurer au-delà, devenant de nouveau universelle. La vieille bâtisse est devenu, pour la musique, le refuge d’un instant dans ce temps infini, une parcelle réelle dans un espace immortel.
Deux Romances de Rachmaninov (dont Lilas op. 21 no. 5) et une Berceuse de Tchaïkovsky proposées en bis sont des confirmations de son art, plutôt du côté plume, d’une beauté unique.
Programme
Sergueï Rachmaninov (1873-1943)
Six Moments Musicaux op. 16
Sonate n° 2 en si bémol mineur op. 36
Préludes op. 32 n° 1, 2, 3, 4 et 5
Études-Tableaux op. 39 n° 4, 5, 6, 8 et 9
Nikolaï Lugansky, piano
10 juin 2023 à 21 heures, Grange de Meslay dans le cadre du 59e Festival de la Grange de Meslay