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Mikhaïl Pletnev, la force tranquille

42e Festival international de Piano La Roque d'Anthéron #1

par Victoria Okada

Après deux ans en format réduit, le Festival international de piano La Roque d’Anthéron a retrouvé pour sa 42e édition l’étendue habituelle, avec les 13 lieux et jusqu’à trois concerts simultanés pour certaines soirées.
Notre séjour provençal commence fort avec Mikhaïl Pletnev qui met en miroir les 24 Préludes du jeune Alexandre Scriabine (opus 11) et les 24 Préludes de Frédéric Chopin (opus 28). Dans ses œuvres de jeunesse (écrites entre 16 et 24 ans), Scriabine est encore sous une très forte influence de Chopin, avant de trouver son propre langage.

 

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La scène construite en pilotis sur un bassin d’eau du parc de Florans, recouverte à moitié par une immense conque, demeure le principal lieu de concert depuis 1981. Ce lieu idyllique entouré de platanes et de séquoias multicentenaires, est un paradis pour les mélomanes pianophiles avec un mois de concerts quotidiens. Un écrin idéal pour des concerts uniques, que nulle part ailleurs ne puisse proposer, comme ce récital de Mikhaïl Pletnev.

 

24 Préludes de Scriabine : un romantisme sublime

Pletnev arrive sur scène, fait un petit signe de main à l’adresse du public, puis, aussitôt assis sur une chaise traditionnelle à quatre pieds, aussitôt il commence à jouer sous un éclairage ciblé sur le clavier. Plus d’un sur le gradin se souvient de l’éclairage voulu par Richter. Dès les premières notes, son piano Shigeru Kawai avec qui il voyage partout, sonne comme s’il venait d’un monde irréel. Un romantisme sublime, une expression de soi dans sa plus grande intimité. La sonorité est crémeuse, fondante, délicate et caressante. Son jeu est intime et pudique, comme pour chérir un être précieux et parfois fragile, en invitant le silence à pénétrer dans la musique jusqu’à devenir inaudible.
Inaudible ? Pas vraiment. Car même (presque) silencieux, le son continue à planer dans l’oreille de ceux qui écoutent. Ainsi, chacun vit la musique de Scriabine, selon sa sensibilité, par le prisme de Pletnev. C’est peut-être l’une des formes les plus nobles qu’on puisse offrir au public en tant qu’artiste : faire revivre la pensée du créateur par son interprétation !

 

24 Préludes de Chopin : le bouillonnement intérieur

Après une courte pause pendant laquelle l’accordeur attitré du pianiste règle quelques détails, les 24 miniatures de Chopin se dévoilent leurs visages totalement inhabituels et inattendus. Ici aussi, Pletnev opte pour une dynamique « limitée », essentiellement dans un éventail de piano et de pianissimo. Même quelques pièces délibérément violentes (« Presto con fuoco » en si bémol mineur ou « Molto agitato » en fa dièse mineur et en sol mineur), rien n’explose, c’est en son intérieur que la fougue se déchaîne. À travers sa tranquillité apparente, on sent une ardeur, une véhémence, une fureur en éruption, mais retenues à jamais. Expression d’un désespoir ? D’une résignation ? D’un renoncement ? Personne ne saura exactement l’idée qui motive l’interprète, mais une chose est certaine : Nous sommes tous bouleversés par sa force tranquille, son bouillonnement intérieur ; ses pianissimi sont finalement aussi enragés que la violence elle-même. Pour les pièces joyeuses, allègres ou solaires, la joie ne s’exprime pas non plus explicitement, mais se fait entendre par des sonorités douces et moelleuses. Si des pièces à caractère tendre ou affectueux sont de pures merveilles — peut-être le plus conforme à ce à quoi l’on attend… mais encore ! —, l’interprétation de Pletnev fait de Chopin un véritable révolutionnaire, une avant-garde même. On croyait connaître le compositeur par cœur mais voilà que le pianiste nous prouve le contraire… Mon Dieu !

 

Le langage musical révolutionnaire

Ces deux cycles auraient pu être joués dans le sens chronologique, Chopin d’abord et ensuite Scriabine. Mais après avoir entendu son approche — Scriabine romantique, Chopin inqualifiable, avant-gardiste — nous aurons tendance à croire que Mikhaïl Pletnev voulait montrer le langage révolutionnaire de l’aîné et celui classique du cadet pour leurs époques. Une proposition captivante en tout cas, quand on pense la virée mystique dans laquelle le compositeur russe commencera à s’engager une dizaine d’années plus tard, en révolutionnant à son tour le langage musical.

En complément, deux études : l’une, toujours de Scriabine chopinienne, op. 2 n° 1, et l’autre, de Moritz Moswkowski, op. 72 n°6. Cette dernière, que l’apprenti pianiste au stade avancé aborde parfois avec ennuie comme un exercice de dextérité, se transforme sous ses doigts une pièce de caractère à un charme irrésistible, dans un tempo vertigineux dans lequel il « surfe » avec une légèreté sidérante, comme un écureuil se déplaçant sur un arbre.

 

Programme

Alexandre Scriabine : Vingt-quatre Préludes op. 11
Frédéric Chopin : Vingt-quatre Préludes op. 28

Mikhaïl Pletnev, piano

28 juillet 2022 à 21h, Auditorium du Parc de Florens
Festival international de Piano La Roque d’Anthéron

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