Comme chaque année, le Festival de Laon propose une programmation intelligente qui suscite l’admiration. Cette année, pour les cent cinquante ans de la naissance de Proust (2021) et les cent ans de sa mort (2022), le directeur artistique Jean-Michel Verneiges propose un thème « Proust, du côté de la musique ».
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Si on propose de temps à autre une soirée autour de la mystérieuse Sonate de Vinteuil, on n’a probablement jamais tenté de tenir avec cette thématique un mois de festival, soit 11 concerts (de surcroît très variés), nécessite une véritable recherche à la fois littéraire et musicale. Et il y réussit brillamment ! Chaque concert est accompagné d’une citation de Proust, pour étayer l’argument quant au choix des œuvres.
« Saint-Saëns symphoniste et pianiste »
La cathédrale de Laon, dont l’acoustique claire plaît à plus d’un chef, voit pour la première fois en son enceinte un orchestre hors norme, Les siècles. Trois artistes tout aussi exceptionnels s’y produisent : le pianofortiste Kristian Bezuidenhout, l’organiste Daniel Roth (titulaire du grand orgue Cavaillé-Coll de Saint-Sulpice à Paris) et le chef François-Xavier Roth.
Pour ce concert, nous avons droit à deux phrases de Proust : « M. Saint-Saëns […], l’excellent écrivain musical qui a construit sa plus majestueuse symphonie sur un air de la Mascotte. » (Lettre de Marcel Proust à Paul Souday, 1915) et « […] a tenu hier au Conservatoire la partie de piano dans le Concerto de Mozart ». (« Un dimanche au conservatoire », Contre Sainte-Beuve suivi de Nouveaux Mélanges)
Le 23e concerto de Mozart, celui de Monsieur saint-Saëns
Pourquoi le 23e en la majeur pour évoquer la deuxième citation ? Parce qu’il s’agit de « celui de Monsieur Saint-Saëns », considéré comme inventeur du concerto français. Pianiste de renom, celui-ci était un interprète familier de ce concerto, « le plus parfait de tous, sinon le plus beau » selon Messiaen. Pour notre soirée, l’australien Kristian Bezuidenhout, qui a acquis une réputation comme l’un des meilleurs interprètes de pianos historiques, assure la partie solo sur un piano Érard de 1860. comme à l’accoutumée, il ajoute des notes non écrites dans la partition, selon la pratique courante de l’époque. Ainsi, dans les tutti, il intègre souvent des accords comme on le ferait un continuiste au clavecin. Les légers ornements, les accords brisés ou en glissando font également leurs affaires pour produire de temps à autre un peu plus d’effet.
Le piano comme une partie intégrante de l’orchestre
Ces ornements n’empêchent jamais d’intégrer son jeu dans l’orchestre. Le piano n’est pas là pour la démonstration de force par rapport à celui-ci, tel que l’on conçoit souvent un concerto lorsqu’il est interprété sur un piano moderne. Le seul moment où il se met en valeur, c’est bien sûr la cadence. Mais encore, le piano fait bel et bien une partie intégrante de l’ensemble. En effet, c’est toujours dans une parfaite harmonie avec les instruments d’époque de l’orchestre qu’on entend le son perlé du piano. Ce mariage est si bien « consumé » qu’on a l’impression d’assister à une musique de chambre élargie. En effet, l’orchestre est certes bien grand pour Mozart (il reste à peu près au même effectif que dans les autres œuvres de la soirée), mais l’équilibre, subtil, est merveilleusement maintenu.
Auparavant, Les Siècles propose La Danse macabre de Saint-Saëns. François-Xavier Roth choisit un tempo assez allant, comme si les squelettes s’enivraient dans les tourbillons de danses nocturnes. Le premier violon, dans le fameux accord de triton, n’insiste pas sur sa violence crieuse comme on le fait souvent, mais sur le caractère de l’accord, encore considéré comme insolite et sinistre à l’époque, pour signifier que c’est bien lui, le chef de toutes les morts !
La 3e Symphonie avec l’orgue Henri Didier de la cathédrale de Laon : un vrai luxe
Vient le plat de consistance, la 3e Symphonie « avec orgue », toujours de Saint-Saëns. Ecouter cette symphonie avec un orgue historique du temps du compositeur (Henri Didier 1899), légèrement postérieure à la composition de l’œuvre (1885-1886), dans un orchestre constitué d’instruments d’époque, est un véritable festin pour les oreilles. Parmi ses instruments, les vents aux sons piquants notamment changent complètement du son lisse et homogène d’un orchestre moderne. Ainsi, au début de la Symphonie, lorsque François Xavier Roth fait suspendre des notes aux hautbois et aux clarinettes, c’est cette couleur mordante et légèrement aigre qui reste longtemps dans les oreilles. Un effet similaire se produit plus tard, amplifié, avec les sons si caractéristiques des timbales qui deviennent presque les instruments virtuoses de soliste. Quant aux cordes, elles sonnent comme un seul instrument et font arrêter le temps juste avant l’entrée de l’orgue au début du 2e mouvement. Les passages rapides sur tout le clavier du piano créent des scintillements charmants, la rivalité harmonieuse entre l’orgue et les cuivres dans les tutti confère une magnifique tension vers la fin… Et le plein jeu de l’orgue que fait retentir Daniel Roth dans toute la cathédrale, ce moment libérateur dans le finale, est absolument galvanisant !
Après cette exaltation, un autre moment excitant : « Bacchanale » de Samson et Dalila. Ici aussi, les instruments tantôt rivalisent et affrontent les uns les autres, tantôt s’associent pour la belle mélodie, avant de s’enlacer dans un rythme fiévreux pour une grande apothéose.
Quelle interprétation envoûtante ! Et quelle soirée électrisante !
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Programme
Camille SAINT-SAËNS (1835-1921) : Danse macabre, op.40
Wolfgang Amadeus MOZART (1756-1791) : Concerto pour piano n°23, K488
Camille SAINT-SAËNS (1835-1921) : Symphonie n°3 « avec orgue », op.78
Les Siècles
François-Xavier Roth, direction
Daniel Roth, orgue
Kriztian Bezuidenhout, piano
Laon, Cathédrale, 30 septembre 2021