Gabriel Stern parle à mi-voix, parfois comme chuchoter. C’est un homme discret. Cette discrétion est assez inattendue chez les jeunes interprètes chez qui l’exposition est une pratique courante, par eux-mêmes ou par leurs entourages, surtout sur les réseaux sociaux. Rien de tout cela chez lui. Seulement, à chaque étape de sa carrière, il marque ses pas, de manière sûre.
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Après son premier album consacré aux Variations Goldberg de Bach — on mesurait déjà sa dimension pianistique de haute volée — Gabriel Stern a publié en avril dernier les Douze Études d’exécution transcendante de Franz Liszt (Mirare), le compositeur qu’il affectionne depuis longtemps.
L’économie des mouvements physiques
En assistant à son récent récital, quelque chose nous vient frapper tout de suite l’esprit : l’économie des mouvements physiques. Il reste presque imperméable aux poussées émotionnelles et physiques, même en jouant des œuvres d’une extrême virtuosité comme ces douze Études.
« Pourquoi ? Je ne sais pas ! En fait, c’est vraiment ma nature. Je ressens cette musique profondément mais je n’extériorise pas physiquement, Je reste assez sobre. Finalement c’est très personnel, car il y a bien des pianistes qui sont extravertis physiquement. Mais pour moi être sobre m’aide aussi à me concentrer sur la musique. Quand j’en ai vraiment besoin et que c’est utile pour la musique, je peux laisser apercevoir ou entrevoir un peu physiquement. Mais c’est vraiment très rare, et cela doit entièrement venir de la musique. »
De nombreux pianistes affirment qu’il est agréable de jouer Liszt car ses partitions pour piano sont très bien conçues pour l’exécution. En évoquant le fait que ses notes « tombent bien sur les doigts », il constate toutefois que ce n’est pas toujours le cas, « mais on joue absolument comme si de rien n’était ! »
Pour ce faire, il s’intéresse aux fonctionnements du corps :
« Que ce soit au niveau des extensions ou de la dextérité, il faudra avant tout une très grande souplesse, et une fois qu’on a vraiment acquis cette souplesse et une connaissance physique, anatomique, qu’on sait comment fonctionne le corps, alors, on peut, avec le temps, s’accommoder pour jouer ce répertoire. En général, au piano, une grande souplesse est souvent nécessaire, mais d’autant plus dans ce répertoire. Sinon, il est impossible de pouvoir jouer Feux Follets ou Mazeppa, où il y a des traits d’octaves qui demandent une grande flexibilité. »
C’est justement grâce au recueil des Études d’exécution transcendante qu’il a pris conscience de l’importance de la souplesse corporelle. En effet, selon lui, afin d’être à l’écoute du langage lisztien, il est primordial de ne pas sentir la fatigue. Son mentor Nelson Goerner, qui a su déceler chez son élève d’où venait la difficulté dans certaines Études, d’où venait la tension, lui a beaucoup apporté dans ce travail, avant de continuer lui-même à être à l’écoute, à prendre conscience.
Prendre conscience du fonctionnement corporel
Mais, dit-il, « Cela peut passer aussi par d’autres activités comme le yoga dont certains étirements peuvent servir. Cela aide à développer une conscience physique importante. »
Pratique-t-il le yoga régulièrement ? « Par Intermittence. En fait, tout ce qui relie le corps à l’esprit apporte une certaine tranquillité dans le cadre de l’exécution des pièces qui sont techniquement exigeantes. Avec ces pièces, on ne doit pas être noyé dans la difficulté, on doit quand même rester un peu extérieur à tout cela, pour pouvoir être dans la musique. Évidemment, cela prend beaucoup de temps, c’est tout un travail de connaissance physique. »
Pour compléter sa connaissance physique, il a regardé de nombreuses vidéos sur les questions de l’anatomie et a effectué un travail de recherches sur tous ces aspects corporels dans le cadre de ses études en master. Par exemple, comment fonctionnent les chaînes musculaires et savoir les connexions entre les articulations ? Comment ça se passe quand on lève le bras, quels muscles travaillent ? Quel est le rôle de l’épaule ? Les questions sont nombreuses. Mais il précise modestement : « Enfin, je m’y intéresse un minimum, je ne suis pas biologiste quand même… »
Cependant, il reprend immédiatement : « En fait, c’est très important d’avoir cette conscience, parce que dans ce répertoire, on doit parfois avoir justement recours à un effort minime de muscle particulier, ce n’est pas utile d’activer toute une chaîne, alors qu’il y a juste une partie qui peut être sollicitée et tout le reste peut être en repos. Ça, c’est lié aussi à la pratique de yoga. Tout est donc un peu connecté. Bien sûr, en concert, il faut oublier tout cela ! »
Les Études d’exécution transcendante, c’est la conséquence de mon amour pour cette musique
Revenons aux Douze Études qu’il joue depuis quatre ans ; c’est sa passion pour Liszt qui l’a conduit à elles, dit-il toujours avec grande modestie.
« J’ai toujours joué Liszt, depuis que j’ai commencé à jouer du piano. Quelques années après, j’étais très attiré par ce répertoire. Les Études d’exécution transcendante, c’est la conséquence de mon amour pour cette musique parce que je sentais que j’en avais besoin, que c’était le moment, et que je ne pouvais pas l’aborder non plus à 30 ans. En effet, c’est un travail qui prend beaucoup de temps et d’énergie ; on ne peut pas s’y mettre trop tard et qui n’est pas forcément bénéfique non plus de les jouer trop tard. Je voulais en fait développer déjà toute ma connaissance pianistique, je voulais approfondir ma connaissance du piano lisztien, de son écriture. »
Ensuite, il livre son amour pour ce cycle, dans un enthousiasme tranquille : « Ces pièces-là, je les ai toujours aimées, donc… Ça me sert déjà en tant que tel, j’adore ce cycle, en plus, je pensais que c’était un peu inévitable pour moi de jouer Liszt, je dirais même que j’étais obligé, étant donné que j’aime tellement ces musiques ! Je sentais que c’était une nécessité, j’avais une urgence à les jouer. Je n’avais plus envie d’être en admiration devant les pianistes qui le jouent, mais j’avais envie de l’interpréter moi-même ! »
Il y a des terrains d’exploitation chez chaque compositeur, et ce sont vraiment des chefs-d’œuvre que je souhaite aborder.
Néanmoins, aborder toutes les œuvres de Liszt ne lui vient pas à l’idée.
« Car je n’aime pas tout, pour être honnête. Faire l’intégrale comme l’a fait Leslie Howard (pianiste britannique, il a publié en 90 CD l’intégrale des œuvres pour piano seul chez Hyperion), je ne m’engagerai pas à ce point, parce que par exemple, je ne jouerai jamais la deuxième version des Études transcendantes qui sont encore plus noires de notes, ça, ça ne m’intéresse pas ! Et puis le message musical n’est pas forcément mieux mis en valeur. Il y a des chefs-d’œuvre absolus que j’ai envie de jouer chez Liszt, mais de là, une intégrale… En fait, je n’ai aucun compositeur en tête de qui j’aimerais tout jouer. Il y a des terrains d’exploitation chez chaque compositeur, et ce sont vraiment des chefs-d’œuvre que je souhaite aborder. »
Le besoin intérieur
Gabriel Stern aime prendre du temps, le temps de comprendre, d’approfondir, de mûrir. C’est son secret de fabrication.
En l’interrogeant ses prochains projets, il répond :
« Non, je n’ai pas encore de projet… En fait, je réfléchis beaucoup… Il y a des œuvres qui m’appellent, pour laquelle je ressens le besoin, mais je n’ai pas forcément décidé de jouer prochainement…
— Pour vous, est-il important que vous ressentiez vraiment à l’intérieur ce besoin ?
— Oui, vraiment ! Oui, c’est très important. »
Il choisit donc très soigneusement les pièces qui constitueraient son programme, selon son besoin intérieur.
« En fait, j’ai déjà conçu des programmes qui allaient bien ensemble, telles œuvres avec telles autres qui marieraient bien. Ça va pour un concert ou deux, mais j’ai besoin de plus, plus d’émotions ou quelque chose qui ne me lâchera pas, qui me réveille… »
C’est probablement pour cette raison aussi que son récital est si intense, à tel point d’être happé par son énergie intérieure.
Cette énergie, certains chanceux auront l’occasion de la sentir directement, le 12 août prochain, à La Roque d’Anthéron. Il partagera des œuvres concertantes de Liszt avec Nelson Goerner, son professeur à la Haute École de Musique de Genève, et Sinfonia Varsovia sous la direction d’Aziz Shokhakimov.