Parmi les cheffes d’orchestre qui se démarquent, Chloé Dufresne forge une identité lisible avec un large répertoire autour de la musique française. A l’occasion de ses débuts au Japon cet automne avec Tokyo Philharmonic Orchestra — le plus ancien orchestre professionnel japonais fondé en 1911 —, nous avons rencontré cette jeune cheffe dynamique et exigeante, à la Philharmonie de Paris, juste avant le concert d’un orchestre amateur qu’elle s’apprêtait à diriger.
Notre article en japonais sur le site de l’orchestre est ici.
*****
Bonjour Chloé Dufresne, merci de nous avoir accordé cet entretien. Commençons par le début. Quelle fut votre première rencontre avec la musique ? Vous évoquez souvent le chœur d’enfants et sa cheffe qui vous a beaucoup inspirée. Mais pouvez-vous nous parler de votre tout premier contact avec la musique?
C’était par le piano. Je ne sais plus exactement où, mais j’ai dû entendre un piano lors d’une exposition ou d’un concert, avec ma mère. J’avais cinq ans environ et j’ai dit à mes parents que je voulais faire du piano.
Me voilà suivre des cours de piano à cinq ans et je l’ai continué jusqu’à mes huit ans. Ces cours étaient pour moi une sorte d’éveil musical. À l’école, il y avait un instituteur qui jouait du piano avec nous et qui nous faisait surtout beaucoup chanter. À huit ans, je suis entrée au conservatoire où j’ai commencé l’alto.
Enfance sous le signe de chant et d’opéra
Pourquoi le choix de l’alto ? Pas le violon ?
Ce n’était pas mon choix ! En fait, à huit ans, je ne pouvais plus entrer en piano au conservatoire en horaires aménagés parce que j’étais déjà trop grande. On m’a alors proposé l’alto pour lequel il restait encore des places. Je n’avais que le choix de cet instrument (rires) et il m’a plu ! Au conservatoire, j’ai également fait le chant, ce qui m’a permis de commencer à diriger.
Enfant, vous avez expérimenté beaucoup de scènes en étant membres de chœur…
Oui, exactement ! J’ai chanté en tant que membre de chœur et aussi en tant que soliste enfant. J’ai tenu beaucoup de rôles d’enfant à l’Opéra de Montpellier. J’avais aussi accumulé mes expériences comme instrumentiste dans l’orchestre. C’est donc par le biais de l’opéra, sur scène et en voyant les chefs d’orchestre, que je suis entrée dans l’univers musical.
Qu’est-ce qui vous a le plus fascinée dans la direction d’orchestre quand vous étiez sur scène, enfant ?
Je ne sais pas si j’étais fascinée par le chef d’orchestre. Il se trouve que l’attente en coulisse est très longue car les enfants ne chantent pas souvent sur scène. Et en coulisse, il y avait partout des écrans montrant les chefs d’orchestre pendant la représentation. J’ai ainsi beaucoup regardé des chefs, je les ai beaucoup imités. Mais c’était un peu déconnecté de métier en lui-même, car c’était avant tout très visuel.
Ce qui m’a inspiré, c’est ma cheffe de chœur, le travail qu’elle effectuait et tout ce qu’elle nous donnait. J’avais vraiment envie de faire comme elle, d’aider mes copains à chanter. Cette envie d’aider tout le monde, de faire la musique ensemble, était très forte en moi : j’avais envie d’organiser tout ça, j’avais envie d’être au milieu pour aider tout le monde.
Avez-vous créé un ensemble pour diriger vous-même ?
Non, pas en ce sens-là, je n’ai pas monté d’ensemble. Mais je dirigeais très souvent mes amis. Quand j’ai eu mon bac, j’ai commencé la direction de chœur. J’ai toujours dirigé des chœurs amateurs et des chorales avant de passer à l’orchestre. Là aussi, j’ai d’abord dirigé des orchestres amateur, puis, j’ai commencé mes études de direction d’orchestre à Paris, à l’École normale de Musique. J’ai ensuite étudié à Helsinki (ndlr : Académie Sibelius) pendant cinq ans et demi. C’est là que c’était devenu professionnel.
Concernant le fait d’apprendre la direction dès l’adolescence, permettez-moi de citer Emmanuel Hondré* qui a dit : « C’est quand on a 12, 13 ou 14 ans que les vocations, les inhibitions et les découragements commencent. Peut-être aussi qu’il faut créer plus de classes de direction d’orchestre car il n’y a pas assez de jeunes chefs, donc pas assez de jeunes cheffes femmes d’orchestre » (Emmanuel Hondré, dans l’article d’Aliette de Laleu sur France Musique à l’occasion du « Tremplin jeunes cheffes d’orchestre » à la Philharmonie, le 23 novembre 2018**). Etes-vous d’accord avec lui ?
Oui, mais cette situation est en train de changer et les portes s’ouvrent pour les jeunes femmes. En effet, c’est vers 13 ou 14 ans que la confiance en soi se développe. Mais à mon avis, les garçons arrivent plus facilement à avoir cette confiance par rapport aux filles. En ce sens, ouvrir des classes de direction à cet âge-là peut être une vraie porte ouverte pour elles. Ce serait un véritable soutien pour leur faire prendre conscience et leur montrer qu’elles peuvent aussi avoir des idées musicales à cultiver, à développer.
Commencer dès les jeunes âges est une bonne idée, mais il faut quand même avoir un bon bagage instrumental et musical pour prétendre être devant un orchestre !
« Faire de la musique », c’est dans le « faire », donc agir, non pas juste dans la théorie.
Transmettre : une vocation
Vous avez jusqu’à maintenant dirigé de nombreux orchestres et chœurs amateurs. Est-ce par vocation que vous le faites ?
Je ne sais pas si c’est une vocation. Ma vocation est plutôt de transmettre, que ce soit aux amateurs qu’aux professionnels : transmettre une idée, transmettre pour créer quelque chose ensemble… Et puisqu’il est impossible de se retrouver tout de suite devant un orchestre professionnel, commençons par les amateurs !
C’est aussi un moyen de « faire de la musique », c’est dans le « faire », donc agir, non pas juste dans la théorie. Il y avait vraiment la notion de la « pratique ». J’ai eu la chance de l’avoir « fait » en tant qu’enfant. Maintenant, j’ai envie de rendre ce qu’on m’a donné. Ainsi, j’ai suivi un parcours de cheffe de chœur spécialisé pour les enfants. Donc oui, j’ai ce désir de transmettre aux enfants et aux adultes, transmettre ce plaisir de la musique qui, à mon sens, est peut-être plus important chez les amateurs que chez les professionnels. Alors, je peux finalement dire que c’est une vocation aussi.
Abordez-vous différemment les amateurs et les professionnels ?
Non, c’est la même chose. Je travaille mes partitions de la même manière et je transmets les indications de la même manière. Simplement, il faut être parfois plus pédagogue. Les amateurs font de leur mieux mais n’y arrivent pas toujours, alors que les professionnels, si ! Je veux dire qu’avec les amateurs, il faudra prévoir un peu plus de temps et il faut beaucoup de patience. Plus de répétitions sont nécessaires pour atteindre l’objectif, tout simplement. Et c’est toujours très enrichissant.
Reveons à votre carrière. Votre dernière grande « promotion », c’était la vidéo des JO***, mais auparavant, vous avez passé par de nombreuses étapes, comme nous l’avons déjà évoqué. Quels ont été les moments essentiels pour vous ?
La plus grande étape, c’était mes études à Helsinki, à Sibelius Academy. C’était une véritable période de construction de cheffe. Après avoir eu mon diplôme, j’ai commencé à me présenter à des compétitions. Il y a deux concours qui m’ont formée, c’est Malko et Besançon, à trois mois d’intervalle. Ces concours m’ont permis d’avoir confiance, d’apprendre beaucoup de répertoires et de me rendre compte que cela fonctionnait. Au moment de ses concours, j’avais déjà commencé à avoir un réseau professionnel et à travailler. Mais les prix que j’ai obtenus à ces compétitions ont donné un peu plus de vent à ma carrière. Autre étape importante, c’est le Dudamel Fellowship à Los Angeles. Et maintenant, les JO évidemment. Cette vidéo a été très exposée, beaucoup de gens l’ont vue et m’ont donc vue. Mais en réalité, pour nous, l’Orchestre National de France et moi-même, l’enregistrement n’a duré qu’une après-midi. Je ne mesurais pas l’impact qu’elle pourrait avoir… Si, en fait, je le savais, mais… Mais ce genre de chose, on ne s’en rend pas compte ! Car finalement, dans le concret, c’était juste trois heures d’enregistrement pour moi, avec un orchestre que je n’avais jamais dirigé…
C’était donc la première fois que vous avez travaillé avec le National ?
Oui, c’était la première fois, c’était un challenge de le diriger comme ça… C’est la diffusion de cette vidéo qui, en fait… Comment dire… nous a exposé des vues.
Le public japonais vous a découverte grâce à cette vidéo. Et tout à coup, vous êtes devenue célèbre là-bas. Mais les mélomanes japonais vous connaissaient déjà comme lauréate de Besançon, ou bien parce que vous travaillez avec Gustavo Dudamel, ou les deux. Puis, cette vidéo est arrivée. Or, vous allez au Japon en octobre prochain. Qu’est-ce que vous voulez transmettre le plus ?
C’est la première fois que je vais au Japon et c’est donc la première fois que je vais rencontrer cette culture réellement. J’espère apporter ce que je suis, tout en étant ouverte évidemment à la culture qui se présentera à moi. Je vais essayer d’être sensible et à l’écoute, pour créer un lien avec eux. Mais de toute manière, je vais continuer à avoir une attitude ouverte et bienveillante. Je vais rester moi-même et souhaite donc apporter ma personnalité, jeune, dynamique et souriante… Et aussi le plaisir de faire la musique ensemble.
Je vais rester moi-même et souhaite donc apporter ma personnalité, jeune, dynamique et souriante… Et aussi le plaisir de faire la musique ensemble.
Les débuts japonais
Quelle image avez-vous actuellement de ce pays ?
Je vois chez les Japonais un certain calme, une certaine introversion avec une grande force intérieure. Mon image n’est pas celle des gens extravertis. Je les vois un peu fermés mais avec une grande lumière intérieure. Or, je suis plutôt instinctive, mon caractère est donc l’opposé des leurs. En même temps, c’est très inspirant d’avoir des gens qui sont dans la force et la lumière et qui savent les canaliser. Mais ce ne sont que des idées, on verra au moment où je le vivrai réellement ! (rires)
Le programme de votre concert avec Tokyo Philharmonic est entièrement français : Saint-Saëns, Berlioz, et notamment D’un matin du printemps de Lili Boulanger… Je ne sais pas si les Japonais connaissent cette pièce…
Mais il y a aussi beaucoup de Français qui ne connaissent pas ! Cette petite pièce qui ne dure que cinq minutes à peine, de Lili Boulanger — c’est important pour moi de programmer des compositrices — est…
… d’une grande beauté !
Absolument ! Elle est très belle et très bien orchestrée. C’est donc l’occasion de proposer quelque chose de nouveau au public japonais. Cette pièce parle de la nature, or, je crois que la culture japonaise est proche de la nature. Donc, j’espère que ce programme pourra leur plaire.
Pour Saint-Saëns, c’est le 3e Concerto pour violon, avec Rina Nakano, premier prix du Concours de Sendai en 2022. L’avez-vous déjà rencontrée ?
Non, je ne l’ai jamais rencontrée. Elle est très jeune, je crois qu’elle n’a que 17 ou 18 ans… En tout cas, elle a moins de 20 ans. Je pense que ce concerto est son choix. Quoi qu’il en soit, cela correspond bien à mon répertoire : la musique française romantique. J’ai hâte de la rencontrer et de voir comment nous pouvons fusionner nos idées.
Et la Symphonie fantastique…
Pour le coup, c’est mon choix.
Laissez-vous porter par la musique !
Il y a beaucoup de références pour l’interprétation de cette œuvre et le public japonais la connaît également très bien. Qu’est-ce que vous pouvez apporter de plus ?
Mon énergie et ma vision de la Fantastique. Mon âme du phrasé aussi. Il s’agit de créer quelque chose en commun grâce à des échanges musicaux. Je ne suis pas là pour imposer des choses, mais apporter ma sensibilité de cette musique française, qui est très proche à mon identité. Tokyo Philharmonic connaît sans doute très bien l’œuvre et ce que je pourrai apporter dépend de ce que je recevrai ! J’ai pour le moment aucune idée de ce que ça va donner mais je souhaite partager ma vision des choses. Et surtout, je vais prendre plaisir à faire cette musique !
Comme vous venez de dire, vous avez une image d’une grande énergie intérieurement canalisée chez les Japonais. En revanche, la Symphonie fantastique est quelque chose d’extrêmement….
… éclatant ! Oui, c’est exact ! Et en même temps, si je peux y rajouter un peu de pudeur, ça peut être aussi très beau. Nous allons trouver un compromis entre les deux cultures et malaxer tout cela pour que notre concert soit unique.
Vous avez un message pour les mélomanes japonais ?
Je voudrais qu’on vienne au concert avec une grande ouverture d’esprit et de profiter de la musique, des couleurs orchestrales, des émotions… Laissez-vous porter par la musique !
Merci beaucoup.
Entretient réalisé le 4 juin à la Philharmonie de Paris ; propos recueillis par Victoria Okada
* Actuel directeur général de l’Opéra national de Bordeaux.
** Coproduction Orchestre de Picardie, Philharmonie de Paris en partenariat avec l’Association Française des Orchestres.
*** Vidéo de la cérémonie de passation des Jeux Olympiques de Tokyo à ceux de Paris où elle dirigeait l’Orchestre national de France dans La Marseillaise, diffusée dans le monde entier.