Jusqu’au 22 avril, le Théâtre des Champs-Élysées accueille Werther de Massenet dans une mise en scène de Christof Loy, reprise de la Scala de Milan. Ce chef-d’œuvre lyrique prend une dimension exceptionnelle grâce à l’interprétation poignante de Benjamin Bernheim et Marina Viotti dans les rôles de Werther et Charlotte. Leur chant et leur jeu bouleversants insufflent une intensité dramatique rare, captivant le spectateur du début à la fin.
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Une mise en scène d’une précision absolue
Reprise par Silvia Aurea De Stefano, la mise en scène de Werther de Christof Loy s’inscrit dans une harmonie parfaite avec la musique. Chaque mouvement, chaque geste est dicté par la partition, évitant tout artifice ou intervention superflue. Il s’agit d’une véritable direction d’acteurs où la théâtralité se fond naturellement dans l’expression musicale.
Dans la scénographie épurée de Johannes Lelacker et sous les lumières subtiles de Roland Edrich, une porte coulissante, placée au centre d’un mur, devient un élément clé du dispositif scénique. Elle délimite les espaces entre l’intérieur et l’extérieur, mais les frontières entre eux sont floues. Ce jeu sur les perceptions confère à l’espace des significations multiples : la maison qui s’ouvre sur l’extérieur, l’intimité des personnages qui laisse entrevoir un autre monde, ou encore la séparation inexorable entre Werther et Charlotte. Derrière cette porte, le temps s’écoule, implacable, au rythme des habitudes familiales de père de Charlotte et de son entourage.

Marc SCOFFONI (Le bailli) et La Maitrise des Hauts de Seine dans WERTHER au Theatre des Champs Elysees, mars 2025 © Vincent PONTET
Un dernier acte d’une intensité à couper le souffle
Le point culminant de cette mise en scène est sans conteste la scène d’adieu du dernier acte. L’idée qu’Albert verrouille la porte, isolant ainsi Werther dans cet espace qui symbolise un monde ordinaire et paisible alors qu’il s’apprête à mettre fin à ses jours, est d’une puissance dramatique remarquable. Tout aussi brillant, le geste de Charlotte jetant les lettres de Werther à Albert, qui les dévore tandis que son épouse, dans un dernier élan, avoue son amour passionné au poète mourant.

Benjamin BERNHEIM (Werther) et Marina VIOTTI (Charlotte) dans WERTHER au Theatre des Champs Elysees, mars 2025 © Vincent PONTET
Cette scène, d’une longueur excessive et souvent périlleuse en mise en scène, évite ici tout ennui grâce à un jeu d’une intensité rare. Le lien entre Charlotte et Werther est sublimé par la présence silencieuse d’Albert, absorbé par sa lecture. On perçoit d’abord sa stupéfaction, puis sa colère contenue, enfin, sa résignation impuissante. L’émotion qui se dégage de cette séquence est si forte qu’elle captive chaque spectateur, suspendu à ce moment d’une rare puissance.

Benjamin BERNHEIM (Werther), Marina VIOTTI (Charlotte), Jean-Sebastien BOU (Albert), Sandra HAMAOUI (Sophie) dans WERTHER au Theatre des Champs Elysees, mars 2025 © Vincent PONTET
Seul léger bémol : après s’être tiré dessus, Werther s’effondre au sol… mais finit par se relever (!) pour échanger de derniers enlacements avec Charlotte. Cette scène rappelle avec humour certains sketches parodiant les héros d’opéra qui ressuscitent le temps d’un ultime air chanté à pleins poumons !
Des costumes d’une esthétique contemporaine
Les costumes conçus par Robby Duiveman s’éloignent de l’époque de Goethe pour se rapprocher d’une esthétique contemporaine, à l’exception des longues robes de soirée portées par Charlotte dans la deuxième partie. Ce choix confère à la mise en scène une intemporalité qui renforce l’universalité du drame.
Le style vestimentaire de Werther, en revanche, intrigue, sans que ce soit aucunement extravagant. Son pantalon, dévoilant ses chevilles cachées par des bottines dans le premier acte, surprend autant que l’association de couleurs dans l’acte suivant : un costume bleu foncé contrasté par une veste jaune éclatante. Une fantaisie vestimentaire qui semble traduire la nature poétique et singulière du personnage ? Ou bien, est-il un clin d’œil à Werther de Kaufmann en 2021 à Bastille, qui était déjà vêtu d’une veste jaune ?

Benjamin BERNHEIM (Werther), Yuri KISSIN (Johann), Rodolphe BRIAND (Schmidt) dans WERTHER au Theatre des Champs Elysees, mars 2025 © Vincent PONTET
Un duo vocal éblouissant
Ce soir, Benjamin Bernheim a déployé toute l’étendue de son art, passant avec une maîtrise absolue de la douceur d’un murmure à une puissance déchirante, du sanglot étouffé à l’obsession passionnée. Sa voix explore chaque nuance émotionnelle avec une intensité rare, en parfaite osmose avec les sentiments exprimés. Sa diction, d’une clarté irréprochable, ajoute une précision remarquable : chaque voyelle et chaque consonne semblent minutieusement sculptées, offrant une richesse de couleurs qui porte son interprétation à des sommets inégalés.
À ses côtés, Marina Viotti incarne une Charlotte bouleversante de vérité. Sa voix s’accorde merveilleusement avec celle de Bernheim : mêmes vibrations, mêmes spectres harmoniques, mêmes lignes musicales qui se rejoignent dans une fusion parfaite. Son jeu scénique est tout aussi saisissant, notamment lorsque, dans un geste d’une force troublante, elle repousse avec violence le baiser de Werther. À chaque instant, son engagement est total : elle ne joue pas Charlotte, elle la vit, habitée par ses tourments et consumée par son amour interdit.

Benjamin BERNHEIM (Werther) et Marina VIOTTI (Charlotte) dans WERTHER au Theatre des Champs Elysees, mars 2025 © Vincent PONTET
Des rôles secondaires finement incarnés
Sandra Hamaoui interprète une Sophie d’une retenue extrême, encore plus bridée par les conventions bourgeoises que Charlotte elle-même. Son effacement volontaire, qui pourrait être perçu comme une faiblesse dans la mise en scène, prend tout son sens dans la scène finale : incapable d’exprimer sa douleur par des mots, elle laisse éclater son désespoir en s’arrachant les cheveux dans un geste de détresse saisissant. Cette approche subtile et contenue trouve toute sa justification, et Sandra Hamaoui la joue avec une sincérité indéniable. Vocalement, son timbre de soprano, teinté de nuances mezzo, semble d’abord un peu forcé. Mais au fil des actes, elle gagne en assurance, trouvant un équilibre parfait entre fragilité et expressivité.
De son côté, Jean-Sébastien Bou façonne un Albert dont l’autorité, mais aussi la fragilité, se révèlent à l’acte final. Dès les premiers instants, c’est cependant par sa voix qu’il impose son pouvoir : une prestance vocale affirmée qui incarne la stabilité et le statut social de son personnage. Mais c’est dans la scène où il dévore les lettres de Werther, que son talent d’acteur éclate avec force. Entre stupéfaction et impuissance, il parvient à rendre cette situation incongrue terriblement poignante.

Benjamin BERNHEIM (Werther) et Marina VIOTTI (Charlotte) dans WERTHER au Theatre des Champs Elysees, mars 2025 © Vincent PONTET
L’orchestre Les Siècles au sommet de son art
L’orchestre Les Siècles atteint ici des sommets d’excellence. Du triple piano le plus délicat aux tutti les plus éclatants, la palette de dynamiques et de nuances déploie une beauté impressionnante. Les instruments d’époque s’accordent parfaitement aux voix, conférant à l’ensemble une couleur sonore d’une richesse rare.
Ainsi, la partition de Massenet prend une vivacité extraordinaire, où chaque détail, même le plus infime, trouve un sens évident. Dans les passages orchestraux puissants, une légère rudesse apporte une intensité dramatique insouçonnée, tandis que dans les moments plus doux, le velouté des cordes berce l’auditeur avec une tendresse infinie. Au centre de cette alchimie, Marc Leroy-Calatayud sculpte chaque phrase musicale avec une précision d’orfèvre, révélant toutes les subtilités de l’œuvre avec une attention remarquable. Un pur bonheur d’écoute.
Mention spéciale aux petits chanteurs de la Maîtrise des Hauts-de-Seine, dont l’excellence se manifeste aussi bien dans leur chant que dans leur engagement scénique.
Une production d’exception
Rarement un Werther aura atteint un tel degré d’accomplissement. Entre une mise en scène d’une justesse saisissante, une direction musicale d’une finesse exquise et des chanteurs habités par leur rôle, chaque élément contribue à une expérience théâtrale et lyrique d’une intensité vraiment rare. Cette production restera dans l’histoire de l’opéra et de son interprétation, marquant les esprits par sa force, sa beauté et son exigence artistique.

Benjamin BERNHEIM (Werther) et Marina VIOTTI (Charlotte) dans WERTHER au Theatre des Champs Elysees, mars 2025 © Vincent PONTET
Représentation du 22 mars 2025 au Théâtre des Champs-Élysées
Werther
Drame lyrique en quatre actes et cinq tableaux de Jules Massenet, sur un livret d’Édouard Blau, Paul Milliet et Georges Hartmann, inspiré du roman épistolaire de Goethe, Les Souffrances du jeune Werther.
Marc Leroy-Calatayud : direction
Christof Loy : mise en scène
Johannes Leiacker : scénographie
Robby Duiveman : costumes
Roland Edrich : lumières
Benjamin Bernheim : Werther
Marina Viotti : Charlotte
Jean-Sébastien Bou : Albert
Sandra Hamaoui : Sophie
Marc Scoffoni : Le bailli
Yuri Kissin : Johann
Rodolphe Briand : Schmidt
Les Siècles
Maîtrise des Hauts-de-Seine