Accueil ScènesSpectacles Dom Juan ou la création d’une farce en musique

Dom Juan ou la création d’une farce en musique

par Victoria Okada

Pour inaugurer son année Molière qui comprend quatre spectacles, l’Opéra Grand Avignon a offert une très belle pièce de création : Dom Juan tel qu’il inspira Molière. Le spectacle est conçu et mis en scène par Jean-Philippe Desrousseaux, avec la collaboration de l’ensemble Les Lunaisiens sous la direction artistique d’Arnaud Marzorati.

*****

Le propos initial de Jean-Philippe Desrousseaux n’est pas d’offrir une genèse de Dom Juan, mais d’illustrer la mode et l’exploitation de ce mythe avant Molière. En effet, on sait que depuis le succès d’ El Burlador de Sevilla de Lope de Vega en 1628, de nombreuses troupes tentaient d’exploiter cette légende offrant un libertin, une tempête, un naufrage, un duel, des scènes de séduction, une statue de pierre mystérieuse et pour finir, l’Enfer.

 

Des feuilles manuscrites venues d’Espagne

Une troupe de théâtre ambulant en quête de pièce à jouer reçoit des feuilles manuscrites venues d’Espagne, qui retracent la légende de Don Juan. En lisant ces feuillets, le chef de la troupe imagine déjà la pièce et ses comédiens concrétisent immédiatement ses idées. Les scènes prennent vie aussitôt ; ainsi, même fragmentaires, on ne perd une goutte de la trame de l’histoire, adaptée et colorée de nombreux effets comiques, avec des instants de poésie. Le spectacle mêle théâtre, chants, musique et séquences avec des marionnettes. Celles-ci sont fabriquées en République tchèque par Petr et Katia Rezac, dont on a pu admirer les marionnettes à tringle dans deux spectacles parodiques mis en scène par Jean-Philippe Desrousseaux, Hippolyte et Aricie ou la Belle-mère amoureuse et Atys en folie.

 

Dom Juan tel qu’il inspira Molière de Jean-Philippe Desrousseaux © Les Lunaisiens

 

Théâtre avec marionnettes

Nos comédiens et chanteurs évoluent dans un décor efficace, constitué de deux paravents, deux caisses et un tonneau, d’où sortent les accessoires et les marionnettes. Les scènes de marionnettes à gaine dans un petit castelet offrent un comique irrésistible quand Don Juan reçoit le frère puis le père centenaire d’une femme qu’il a séduite, et quand il finit par assommer la mort en personne.
Par ailleurs, pour des moments plus graves, sont utilisées les marionnettes de style bunraku (théâtre de marionnettes traditionnel du Japon fondé au XVIIe siècle) de la moitié d’une taille humaine, manipulées à découvert par les comédiens qui doublent alors leurs rôles. La variété des scènes et des supports confère un mouvement sans aucun temps mort au spectacle qui mêle les registres comiques, farcesques ou tragiques. À quoi s’ajoutent les costumes de belle facture, créés par Jean-Philippe Desrousseaux, qui donnent un charme fou au spectacle, d’autant que les artistes adoptent souvent des attitudes et des expressions de visage codifiées de l’époque baroque.

 

Chansons et Musiques en interaction avec le théâtre

Les musiques instrumentales sont interprétées par six musiciens tous placés à jardin, parmi lesquels harpe, basson ou diverses percussions permettent des effets remarqués. Ce sont des pièces du XVIe et du XVIIe siècle, de même que les chansons populaires choisies par Arnaud Marzorati, arrangées souvent de manière originale. On reconnaît des airs de Pierre Phalèse (Petrus Phalesius, « le vieux » ca.1510-ca.1575 ; « le jeune » 1545-1629), de Jehan Chardavoine (1538-ca.1580), mais aussi des vaudevilles qui deviendront célèbres au théâtre de la Foire, comme Lampons, lampons, ou Des fraises. Ces arrangements introduisent par moments des improvisations en fonction du déroulement de scène, notamment avec des cloches et de clochettes qui servent de bruitages amusants et même cinématographiques. Certaines scènes jouent une interaction entre le théâtre et la musique, les comédiens s’adressant aux musiciens, d’un ton franc. D’ailleurs, les instrumentistes jouent souvent en fonction des mouvements des chanteurs et du déroulement des scènes, les uns regardant les autres, comme cela aurait dû se jouer autrefois ! La joie de partager la scène, ensemble dans l’esprit d’équipe, se transmet ainsi dans la salle.

 

 

L’esprit du théâtre de Foire

Inspiré des versions parodiques de l’époque, de la Comédie Italienne de Paris ou ensuite des théâtres de la Foire, le spectacle fait d’Isabelle la fille non pas d’un commandeur mais d’un maître charcutier qui a un « caractère de cochon » (dixit Don Juan) et a le mérite d’avoir la statue posthume d’un… cochon !  Cette honorable statue est dans une attitude de nu classique, avec une feuille de vigne parodiant la censure et figé dans une grimace. L’esprit du théâtre de Foire est ainsi palpable.
Claire Debono, très bonne comédienne dans le rôle d’Isabelle, a un beau timbre ; ses aigus un peu tirés ou certains phrasés inaboutis s’amélioreront au fil des représentations. Arnaud Marzorati en Sganarelle est vif, coquin et désespéré à la fin. Il apparaît aussi dans une transformation spectaculaire en vieille femme poursuivant Don Juan ! Dans toutes les scènes, ses regards et ses gestes sont minutieusement étudiés. Le comédien Erwan Szejnok Zamor qui interprète Dom Juan chante également quelques morceaux. Ce genre de « polyvalence » devrait irriguer les représentations d’autrefois et il en est ici un exemple joyeux. En maître de la troupe dans l’intrigue, et en père d’Isabelle dans la fiction jouée, Jean-Philippe Desrousseaux est magistral.
La lumière et la scénographie de François-Xavier Guinnepain sont poétiques et mettent en valeur chaque scène.

Comme pour justifier le choix de cette création originale, le spectacle se termine avec une réjouissante ritournelle chantée en quatuor : « Les plus belles délices se trouvent en enfer ».

 


*****

Dom Juan tel qu’il inspira Molière
Une tragi-comédie pour chanteurs, comédien, marionnettes et musiciens

Conception, mise en scène, comédien et marionnettiste : Jean-Philippe Desrousseaux
Direction artistique : Arnaud Marzorati
Lumières et scènographie : François-Xavier Guinnepain
Création des marionnettes : Petr et Katia Rezac

Ensemble Les Lunaisiens

Isabelle : Claire Debono, soprano
Sganarelle : Arnaud Marzorati, baryton
Dom Juan: Erwan Szejnok Zamor, comédien
Maître Pierre: Jean-Philippe Desrousseaux, comédien

Mélanie Flahaut – Flûtes, basson, flageolet
Pernelle Marzorati – Harpe triple
Andréas Linos – Viole
Gabriel Rignol – Théorbe
Valentin Seignez-Baquet – Violon
Joël Grare – Percussions

Représentation du 25 janvier 2022, Opéra Grand Avignon (L’Autre Scène, Védène).

Photos : Captures d’écran à partir de la vidéo de présentation du spectacle © Les Lunaisiens

Articles liés

Laisser un commentaire

CAPTCHA


Ce site web utilise des cookies pour améliorer votre expérience. En poursuivant votre navigation sur le site, vous acceptez les cookies. Accepter