L’une des productions les plus attendues de la saison au Théâtre des Champs-Élysées, La Damnation de Faust, suscitait une vive curiosité, d’autant qu’elle marquait la prise de rôle-titre de Benjamin Bernheim. Sylvia Costa y propose moins une mise en scène qu’un concept.
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Berlioz a sous-titré l’œuvre « Légende dramatique en quatre parties ». Tout dépend ici de ce que l’on entend par le mot « dramatique » : tragique et déchirant, ou bien théâtral et scénique ? Ceux qui privilégient la première acception y voient une sorte d’oratorio profane, une succession de pages symphoniques avec solistes et chœur. Pour ceux qui retiennent la seconde, la mise en scène s’impose. Or la version scénique a toujours suscité des débats, dès la première tentative en 1893 à Monte-Carlo. L’œuvre est réputée difficile à transposer visuellement, en raison de « scènes » juxtaposées comme un patchwork.
Lors de la première représentation au Théâtre des Champs-Élysées, la réaction négative du public vis-à-vis du travail de Sylvia Costa fut suffisamment virulente pour être relayée dans les médias comme par le bouche-à-oreille. On évoquait également l’insuffisance de l’orchestre et du chœur. J’étais donc très curieuse de découvrir ce « ratage » dont tout le monde parlait. La troisième représentation à laquelle j’ai assisté n’était pourtant pas si mauvaise !
Un concept scénique
La proposition scénique est certes singulière, car le statisme y domine sans partage. La direction d’acteurs demeure minimale, limitée à quelques déplacements. Les scènes semblent parfois sans véritable lien entre elles — ce qui s’explique par la nature même de la partition — d’où cette impression de patchwork, particulièrement avant l’entracte. Mais après celui-ci, j’ai surtout perçu de véritables « tableaux » d’une belle force visuelle.
Les dernières scènes, en particulier, représentent une cour de justice où Faust est jugé avant d’être précipité en enfer. La symétrie de la tribune où siège en hauteur le chœur, vêtu de robes d’avocat, frappe immédiatement. Costa fait également de l’orchestre l’un des éléments de ces tableaux, en le plaçant sur scène, sur un plateau surélevé, tout au long de la seconde partie. Le spectaculaire est bien présent, et encore fallait-il oser cette idée. Dans la brochure-programme, elle parle d’« événement musical » plutôt que de spectacle. Sa démarche est donc conceptuelle, et il ne faudrait pas l’appréhender comme une mise en scène traditionnelle. Toutefois, peut-être le concept n’est-il pas assez affirmé pour que le public abandonne ses attentes habituelles…
Quoi qu’il en soit, dès lors que j’ai commencé à apprécier ces images pour leur esthétique, l’absence de véritable direction d’acteurs m’a moins gênée.
Benjamin Bernheim et Victoria Karkacheva, deux gagnants de la production
Pour cette prise de rôle, Benjamin Bernheim paraît assez prudent dans son approche du Faust imaginé par Berlioz. Dans les moments clés, toutefois, sa voix devient une formidable caisse de résonance naturelle, permettant une projection magnifique et laissant ainsi rayonner un timbre à la fois doré et ambré. Sur scène, il incarne ce personnage d’homme-adolescent contraint de suivre Méphistophélès.
Christian Van Horn offre un Méphisto vocalement puissant, mais scéniquement distant ; son français, manquant de clarté, ne sert pas pleinement son personnage. Dans le rôle de Brander, Thomas Dolié n’est pas davantage mis en valeur, d’autant que la mise en scène relègue cette figure à un rang plus que secondaire.
Le bonheur de la soirée vient de Victoria Karkacheva : son chant naturel, la finesse de ses phrasés et l’expressivité attentive au texte composent une Marguerite d’une grande beauté, jamais éclipsée par le Faust de Bernheim.
Sous la direction de Jakob Lehmann, Les Siècles assurent une prestation correcte lors de cette troisième représentation, même si la splendeur berliozienne que l’on associe à cette formation n’est pas pleinement mise en avant. Le chef dirige déjà plusieurs orchestres sur instruments d’époque, y compris Les Siècles en concert symphonique ; on suivra son évolution dans les différents répertoires. Le Chœur de Radio France convainc peu, alors même que l’œuvre accorde chez Berlioz une place exceptionnellement large aux interventions chorales.
Cette production demeure une curiosité par son concept d’« événement musical ». Le public aura cependant (re)découvert Victoria Karkacheva aux côtés de Benjamin Bernheim, et c’est sans doute cela que l’on retiendra.
Représentation du 6 novembre au Théâtre des Champs-Élysées, Paris.



