Les 24 et 26 mars dernier, l’Opéra Grand Avignon a présenté deux représentations du Voyage dans la Lune d’Offenbach, un opéra-féérie en 4 actes créé en 1875. Il s’agit de l’avant-dernière étape, avant Neuchâtel, d’une tournée commencée en 2020, coordonnée par le Centre Français de la Promotion Lyrique (CFPL) devenu entre-temps Génération Opéra.
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Entre la Science-fiction et l’altérité
Longtemps oublié, Le Voyage dans la Lune d’Offenbach connaît en ce moment un regain d’intérêt, puisque deux productions sont programmées au cours de cette saison. L’une, celle de l’Opéra-Comique en janvier dernier, conçue pour sa Maîtrise Populaire, et l’autre, la présente version, en coproduction avec 16 maisons d’opéra et Palazzetto Bru Zane. L’œuvre représente un genre particulier d’opéra, « opéra-féérie », qui correspondait au goût des spectateurs de la fin du XIXe siècle, avec, au centre des représentations, des effets scéniques spectaculaires, un peu comme les effets spéciaux de films d’aujourd’hui. Le livret d’après Jules Vernes (Albert Vanloo, Eugène Leterrier et Arnold Mortier) relève de la science-fiction qui met en avant la technologie « de pointe » de l’époque (canon-fusil pour atteindre la Lune) et des extraterrestres (habitants de la Lune). Le spectacle se termine avec le « clair de terre », au lever de la Terre. Presque un siècle avant la conquête de la Lune par l’Homme, ce point de vue, même s’il est abordé sous l’angle de fantaisie et de bouffonnerie propres à Offenbach, est extrêmement audacieux. Sous le rire, l’œuvre évoque également une question philosophique, celle de l’altérité, à travers les Lunaires qui fonctionnent autrement que les Terriens : ils ne connaissent pas l’amour ! Œuvre de tolérance donc, elle trouve aujourd’hui un écho particulier dans un monde où on se préoccupe de plus en plus du sort de notre Terre comme on le voit dans différents mouvements écologiques. Elle suggère une cohabitation plus humaine avec l’Autre, à l’heure où la guerre en Ukraine et de nombreux conflits détruisent des pays.
Les éléments scéniques ingénieusement conçus pour des déplacements faciles
Sur scène, notre attention est immédiatement attirée par les éléments visuels. Il réunit des dessins et des gravures qui ressemblent à des coupures de revues de l’époque et d’aujourd’hui. Ils sont projetés en guise de décors sur un écran du fond, tantôt en noir et blanc, tantôt colorés. En combinant ces gravures-illustrations, la plupart délicieusement désuets, Jean Lecointre compose des paysages futuristes. Les lumières de Nathalie Perrier sont elles aussi ludiques, notamment à l’arrivée du canon sur la Lune et le levée de Terre final. Aidé par des costumes de Malika Chauveau à la fois fantaisiste (rois V’lan et Cosmos, Microscope, Cactus, reine Popotte, le coiffure-lampe de Flamma) et dans le style de Belle-Époque/Années Folles/années 50… En bref, ils n’ont pas d’âge. La mise en scène d’Olivier Fredj, qui situe l’histoire dans un plateau de tournage de film (ou de série télé?) est tout autant amusante ; il introduit une caissière, fait voler Caprice et Fantasia, joue sur l’ambiguïté masculine-féminine avec les danseurs… Au centre, un fil conducteur : un disque-bulbe servant comme le canon spatial, la chambre de Fantasia et d’autres espaces. Tout cela est ingénieusement conçu pour permettre à la production la facilité de déplacement, compte tenu d’une importante tournée dans diverses régions.
Un plateau vocal équilibre
Trois saisons sont passées dans 14 salles d’opéra, et la plupart des chanteurs et les danseurs sont toujours là, assurant la continuité et artistique.
La soprano colorature Sheva Tehoval campe Fantasia avec une remarquable maîtrise vocale ; sa facilité dans les aigüs va de pair avec la voix de poitrine volontairement âpre, pour marquer son autorité. Cela est hilarant une fois, deux fois… mais la troisième fois on se lasse… À ses côtés, Héloïse Mas, dans le rôle de Caprice, se montre agile mais son timbre, bien que splendide, dense et épais, ne correspond pas tout à fait au caractère de ce personnage. Les deux rois V’lan et Miscroscope sont tenus par deux chanteurs rompus dans le répertoire français, Mathieu Lécroart et Eric Vignau, clairs dans le chant, drôle dans le théâtre. Les chanteurs dans les rôles secondaires sont aussi investis, ils explorent leurs personnages en s’amusant : Thibaut Desplantes (Cosmos), Christophe Poncet de Solages (Cactus), Marie Lenormand (Popotte), Jennifer Michel (Flamma), et notamment Enguerrand de Hys, en Quipasseparla mais également la Caissière et le Réalisateur, grâce à son talent multiple. Le peuple par le Chœur de l’Opéra Grand Avignon est loin de la foule telle que l’on voit sur des documents du passé. Son effective restreint et sa hétérogénéité ne permettaient pas une masse sonore compacte à laquelle on pouvait s’attendre. Cependant, pour cette production « légère », l’équilibre est bon pour l’ensemble du plateau vocal.
En revanche, dans la fosse, l’orchestre rattaché à chaque lieu de représentation prend le relais, avec un temps de répétition parfois court. C’est ce qui laissait transparaître l’Orchestre national Avignon-Provence ce soir-là, dirigé par Yves Senn. Malgré les percussions et les timbales discrètes mais habiles, des décalages assez fréquents entre le plateau et la fosse, ainsi qu’un équilibre souvent bancal entre les bois — stridents — et les cordes, frappent nos oreilles. L’orchestre part à Neuchâtel avec toute la production, espérons que la dernière étape de la tournée sera plus harmonieuse.
Un aboutissement
Cette production a connu un début difficile : toutes les premières représentations en décembre 2020 à l’Opéra Orchestre national Montpellier Occitanie ont été annulées à cause de la pandémie et remplacées par une captation sans public. Un enregistrement (Palazzetto Bru Zane) né de cette production a reçu l’International Opera Awards 2022. Aujourd’hui, l’œuvre arrive à son aboutissement et est sur le point de tourner la page, après tant de pages remplis de belles notes et de beaux éloges.